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Michel Fokine
Michel Fokine
(1880-1942)


Carina Ari, 1920
Carina Ari
(1920)


Inghelbrecht
Desiré-Émile Inghelbrecht, Carina Ari (1922)


Rêve (Dröm)
Rêve ("Dröm"), 1925

La danse pour les oiseaux (Dansen för fåglarna), 1925
La danse pour les oiseaux ("Dansen för fåglarna"), 1925



Ode à la Rose
Ode à la Rose



Carina Ari 1930
Carina Ari 1930



Blå bergens dotter
'Blå bergens dotter'
en "Månstrålen", 1934


Jan Moltzer, Carina Ari
Jan Moltzer et Carina


Jan Moltzer, Carina Ari
Jan et Carina
Niagara Falls

À propos de Carina Ari (1897-1970)

Carina 1897 Baby
Carina Jansson 1897


Carina, 6
Carina à l'âge de six ans


Carina, 12
Carina à l'âge de 12 ans


Carina, 1915
Carina en Cosaque, 1915


Carina Ari, Jean Börlin
Avec Jean Börlin,
Opéra de Stockholm


Carina Ari, 1917
Carina (Les Sylphides), 1917


Carina Ari, 1921
Carina Ari en 1921


Rolf de Maré
Rolf de Maréau Théâtre des Champs Élysées, Paris


Serge Diaghilev
Serge de Diaghilev (1872-1929), fondateur des Ballets Russes, le modèle des Ballets Suédois


Carina Ari, Dårhuset

Carina Ari était une ballerine au registre exceptionnellement riche. Elle avait en outre une présence scénique naturelle. Dès que Carina se produisait, elle attirait les regards des spectateurs, même si d'autres danseurs remarquables se trouvaient sur scène, et interprétaient chacun sa propre chorégraphie originale — ce que l'on vit de manière extrêmement distincte dans Maison des Fous. Pour un grand artiste scénique, ce don naturel est un instrument important. Il est impossible d'apprendre méthodiquement cette présence scénique : on l'a ou on ne l'a pas. À l'époque du Ballet Suédois, Carina Ari se fit un nom comme soliste à Paris, mais aussi dans les nombreuses autres villes dans lesquels tournaient ses spectacles. Pendant longtemps, par la suite, lorsqu'elle revint dans ces lieux, elle put s'attendre à ce qu'on se souvienne encore d'elle ; elle y retourna parfois avec son programme en solo.




Carina Ari 1925
1925
Carina Ari en 1925


Affisch

Les ballets du stade


À Stockholm, la célébration de « la journée des enfants » dans le grand "Stadion" des sports en plein air des sports devint une tradition. Il arrivait qu'on mette en scène un spectacle de masse, réunissant des enfants et des adolescents qui dansaient. En 1918, Fokine avait donné quelques « ballets colossaux » extrêmement spectaculaires : Les saisons et La sonate au clair de lune. Naturellement, pour remplir ces surfaces gigantesques, il fallait aussi faire appel à des danseurs amateurs et à des élèves. On engageait des classes entières, auxquels on apprenait à exécuter un mouvement collectif.

La masse des participants et la synchronisation des mouvements avaient un puissant effet ornemental. Le principe consistant à coordonner les mouvements d'un grand nombre de participants est un outil chorégraphique qui a fait ses preuves et que l'on utilisait aussi dans des œuvres comme Le lac des cygnes et La Bayadère. John Tiller, sergent anglais à la retraite, monta un show commercial qui, avec les Tiller Girls, enthousiasma l'univers du cabaret et a encore des imitateurs aujourd'hui.

Carina avait vu, bien sûr, les chorégraphies de masse de Fokine au stade de Stockholm. Il est même possible qu'elle ait participé à certaines d'entre elles. En septembre 1923, elle s'occupa volontiers de ce « show » (elle-même étant justement redevenue « libre » à cette époque). Le beau temps fut de la partie et ces mouvement de masse qui ponctuaient les danses populaires eurent un écho extraordinaire. En 1929 et 1930, elle accepta encore de régler ce spectacle ; elle disposait de plus de 2000 danseurs, dont la plupart étaient des jeunes (pour la « Journée de l'enfant » !).


Stadion 1929
« Färgspel » (« Jeu de couleurs ») ;
Stade de Stockholm, 1929


1930
Carina Ari en 1930


Pendant la répétition de Clair de lune avec Serge Peretti, Camilla Bos et Carina Ari (1934)
Pendant la répétition de Clair de lune avec Serge Peretti, Camilla Bos et Carina Ari (1934)


1932
1933
Carina parmi ses élèves à Paris, 1932 (en haut) et 1933 (en bas)


Sulamit, 1938
Carina Ari interprète « Sulamite » dans Le Cantique des cantiques, 1938


1939
Carina Ari en 1939


Jan Moltzer, Bols
Jan Moltzer, groupe Bols, l'empire des spiritueux

BOLS Advertizerl

1950
Carina Ari 1950


Carina Ari dans l'atelier à Buenos Aires
Carina Ari dans l'atelier à Buenos Aires (1950)


Carina Ari, Fin des années 1960
Carina Ari,
Fin des années 1960
(Photo : Dagens Bild)


Carina Ari
Carina Ari
(14/4 1897 - 24/12 1970)

Le testament


Dans les clauses que Carina Ari avait fait inscrire sur son testament, elle nommait à vie certains de ses plus proches amis à la direction de la fondation. D'autres furent engagés pour la durée de leur vie active de danseur ou de leur vie professionnelle ; le directeur de l'Opéra de Stockholm, un représentant de l'Union suédoise des Professeurs de danse, et un représentant spécial du gouvernement.

Lorsqu'une place se liberait au conseil d'administration, c'etait le gouvernement suédois qui nommait le remplaçant. Aujourd'hui la fondation est gérée selon la loi sur les fondations et le conseil d'administration se renouvelle lui-même quand nècessaire.

La fortune léguée par Carina Ari au Fond commémoratif, s'élevait le jour de son décès à 12 millions de couronnes suédoises. Au fil des années, le Fond a atteint prés de 100 millions de couronnes suédoises, ce qui en fait l'un des plus importants de ce genre dans le monde.

Au cours du temps, le Fond commémoratif a attribué des bourses à des milliers de jeunes danseurs, a soutenu une cinquantaine de danseurs plus âgès sur une base permanente, a suscité un intérêt croissant pour de sérieux projets de recherches, et surtout a acquis une place prépondérante dans les opérations internationales de sauvegarde et préservation du patrimoine culturel et immatériel de l'Art de la danse à la postérité.


Par Bengt Häger


La vie de Carina a connu des hauts et des bas. À sa naissance, elle était l'un des nombreux enfants malheureux vivant parmi les plus pauvres d'entre les pauvres ; à la fin de sa vie, elle connaissait la gloire et la prospérité, elle était admirée et aimée.

Carina parcourut les premières étapes de sa remarquable carrière au Théâtre Royal de Stockholm. Sa mère l'inscrivit à l'école de ballet, ce qui offrait les meilleures chances à cette époque pour des jeunes filles issues de milieux pauvres. « Danseuse » n'était certes pas une profession particulièrement prestigieuse (au XIXe siècle, elle se situait presque au même niveau que la prostitution), mais la formation ne coûtait rien, et puis l'on pouvait y gagner un peu d'argent dès son enfance : les élèves de l'école de ballet étaient souvent engagées comme figurantes lors des soirées d'opéras.

Dans le foyer de Carina, tout apport d'argent était le bienvenu. Sa mère était malade, son père inconnu. Il arrive que des conditions de vie difficiles renforcent l'intellect : Carina se mit à vendre des fleurs et à composer des bouquets de bon goût. Elle les vendait aux boutiquiers et artisans de la vieille ville de Stockholm, qui s'en servaient pour décorer leurs étalages et leurs magasins. C'est à dix ou onze ans que Carina eut l'idée de cette activité — personne n'y avait jamais songé avant elle.

Fokine - Un maître inspiré

L'école d'opéra de Stockholm dispensait un enseignement solide en matière de ballet. On apprenait méticuleusement aux futurs danseurs le style classique, un peu rigide, du siècle passé. La direction de l'établissement n'avait pas encore beaucoup entendu parler de chorégraphie. Dans la plupart des cas, les metteurs en scène d'opéra engageaient le corps de ballet pour faire de la figuration. Cela allait durer jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle on reconnut aux danseurs le droit de se consacrer entièrement à leur art.

Mais avant même cette date, un homme fraya de nouveaux chemins : le Russe Michel Fokine, qui renouvela le genre du ballet. Et l'Opéra de Stockholm eut l'intelligence d'engager ce génie du siècle comme invité.

Le style de Fokine et ses idées furent un stimulant extraordinaire pour les danseurs suédois qui suivirent ses cours et purent interpréter ses chorégraphies. Mais deux saisons plus tard, déjà, le ballet de l'Opéra sombrait de nouveau dans la routine.

Un membre du corps de ballet n'accepta pas d'envisager que l'avenir de la danse puisse se faire sans un accomplissement artistique complet. Il s'agissait de Carina. Elle venait tout juste de parvenir à s'établir comme soliste du ballet de l'opéra, notamment grâce aux louanges du grand maître, Fokine. Elle abandonna alors cet emploi fixe pour se diriger vers un avenir extrêmement incertain. 1918 fut l'année d'autres transformations en profondeur. La Première Guerre mondiale s'acheva, et en Russie, la Révolution s'enflamma. Michel Fokine avait échappé à cette furie et fonda une école privée à proximité de Copenhague. Carina parvint à convaincre un philantrope suédois de lui remettre la somme, considérable à l'époque, de 5 000 couronnes, pour aller faire des études privées à l'école de Fokine. Le philantrope qui, d'ordinaire, n'éprouvait pas d'intérêt particulier pour les danseurs, sentait qu'il avait devant lui une femme qui savait ce qu'elle voulait. Apparemment, cela l'impressionna. Par la suite, Carina répéta souvent que ce don avait été la première bourse de ballet accordée en Suède : « Ce qu'il me fut ainsi permis d'apprendre auprès du maître Fokine fut aussi bien son nouveau style de mouvement dramatique que le mode de pensée d'un chorégraphe : tout cela devint le capital de ma vie future. »

Carina Ari - Erotikon

Mauritz Stiller et Erotikon

De retour à Stockholm, Carina se retrouva pratiquement au chômage. Elle donna des cours de danse de société (une source de revenus assez rentable d'ordinaire, y compris pour les danseurs classiques). Un jour où elle était invitée à dîner chez les parents d'une de ses élèves, elle se retrouva assise à côté d'un réalisateur de cinéma. C'était l'homme qui avait découvert Greta Garbo, Mauritz Stiller. "Erotikon" (Mauritz Stiller) 1920 Il tournait un film dans lequel les personnages principaux devaient aller à l'opéra et s'asseoir dans la loge. Ils devaient regarder quelque chose sur la scène, et c'était bien le problème : le cinéma n'était pas encore parlant, et dans un film muet, les chanteurs d'opéra, bouche ouverte, accompagnés par le seul pianiste de salle, faisaient tout au plus un effet comique. Mieux valait, dans ces conditions, montrer un ballet. Stiller demanda conseil à sa voisine de table ; laquelle ne se demanda pas longtemps si elle pourrait trouver du temps pour le tournage. « Mais qui doit créer la chorégraphie ? » demanda le réalisateur. « Je m'en charge aussi », répondit hardiment Carina. « Fokine a reconnu en moi une chorégraphe douée ! »

Et c'est ce qui se produisit. Stiller n'avait aucune idée du risque qu'il prenait, et Carina avait une idée précise de ce qu'il fallait faire. En soi, la chorégraphie n'était pas remarquable, mais elle portait parfaitement l'empreinte du style oriental de Fokine. La danse de Carina était sensuelle et, dans son caractère exagérément dramatique, correspondait totalement à la manière dont on se déplaçait à l'époque dans le cinéma muet. Dans ce ballet de Carina, c'est peut-être la scène du film de Stiller, Erotikon (1920), que l'on regarde le plus volontiers aujourd'hui. Malgré cette prestation au cinéma, Carina demeura une danseuse « indépendante », sans revenus fixes. Mais le grand succès n'allait pas tarder. Le monde international de la danse attendait.

Jean Börlin, Carina Ari, Rolf de Maré
Tournée en Espagne du Ballet Suédois, 1921.
Jean et Carina portent chacun le chapeau de l'autre, le « chef » conserve le sien.

En haut, Jean Börlin,
Au milieu : Carina Ari,
En bas : le directeur, Rolf de Maré

Paris - Les Ballets Suédois

Un riche collectionneur d'art, Rolf de Maré, s'était laissé convaincre par Fokine qu'il devait suivre la trace du brillant imprésario de ballets qu'était Diaghilev (Ballets Russes). Maré fonda un « Ballet Suédois » à Paris, ce qui lui permit de se faire un nom dans l'univers parisien, un milieu snob et qui n'était guère accessible aux étrangers. Lorsque Maré recruta à cette fin les plus jeunes et les meilleurs danseurs de l'Opéra de Stockholm, il engagea naturellement Carina Ari comme soliste. Maré fit signer aux membres de son ensemble des contrats de trois ans pour organiser, depuis Paris, des tournées à travers l'Europe et l'Amérique.

Après les Ballets Russes, les Ballets Suédois (1920-1925) furent la deuxième plus grande compagnie privée de tournée au monde dans le domaine du théâtre dansé. Il faut se rappeler qu'après la Seconde Guerre mondiale, le nombre de compagnies de ce type était devenu très nombreuses. Dans la plupart des cas, les compagnies de théâtre n'opèrent que dans un lieu ou une région donnés. Les danseurs, en revanche, sont en mouvement constant, et pas seulement au sens littéral de cette expression. Il y a à cela des raisons naturelles. Le théâtre parlé se heurte aux barrières du langage, la langue de la danse est universelle et n'a pas à franchir ce genre d'obstacles. Indisk tempeldans, 1920 Dans l'univers du ballet, un grand artiste peut changer de nationalité sans autre conséquence. C'est exactement ce qu'a fait Carina Ari. La jeune fille issue de la vieille ville de Stockholm se métamorphosa en star française et pan-européenne.

Tout alla vite, désormais. On la remarqua immédiatement, plus qu'aucun autre membre de la compagnie. Le chorégraphe Jean Börlin, un artiste beaucoup plus renommé, fut en revanche remis en question. Ses nouvelles créations, radicales et géniales, n'étaient pas à la portée de tous, et il ne fut pas compris par chacun de ses spectateurs.

Pour Carina Ari, la danseuse, la création de Börlin était une plate-forme qui lui permit de montrer quelle diversité d'interprétation elle était capable de déployer. Le registre de Carina était large, plus large que celui de la plupart des ballerines. Elle avait appris le b-a ba de la danse classique, elle était entraînée, mais elle était tout aussi marquée par le néo-romantisme de Fokine (visible, par exemple, dans Chopiniana). Elle maîtrisait aussi les facettes grotesques de l'expressionnisme, comme dans Maison des fous, le folklorique (Nuit de la Saint-Jean) et l'ironie surréaliste (Les Mariés de la Tour Eiffel). Dans toutes ses représentations, Carina était à la fois belle, sensuelle, et capable de faire preuve, au bon moment, de charme et d'humour.

Le contrat

Rolf de Maré avait engagé les danseurs de sa compagnie pour trois années complètes ; ceux-ci recevaient l'intégralité de leur salaire, même pendant les périodes où ils ne se produisaient pas. Seules quelques rares scènes nationales offraient des conditions aussi sûres et avantageuses. Il était extrêmement généreux, de la part d'un imprésario, d'établir de tels contrats. Aujourd'hui encore, il est courant que les danseurs soient engagés pour un nombre précis de représentations que la direction a pu organiser. Entre ces périodes de travail, les artistes devaient trouver eux-mêmes des moyens de vivre (aux États-Unis, c'était même souvent en servant dans les restaurants).

Les périodes de chômage font partie de la vie de la plupart des danseurs. La compagnie du Ballet Suédois, elle, pouvait, en période creuse, percevoir tout son salaire et s'offrir à son gré vacances et détente.

Un jour, on proposa à Carina de jouer le rôle principal dans un film allemand. Elle accepta : le tournage devait avoir lieu pendant les vacances du ballet. Lorsqu'elle le mentionna, ingénument, lors d'une discussion avec Rolf de Maré, celui-ci en fut outré. Elle était, dit-il, employée par lui toute l'année, et n'avait pas à accepter un autre travail. On frôla le procès, mais l'avocat de Carina la dissuada d'aller en justice. Elle dut résilier le contrat pour le film, et le rôle fut attribué à une autre artiste. Elle s'appelait Pola Negri, et ce film fut le début de sa renommée mondiale — une chance qui aurait pu revenir à Carina Ari. Le succès d'une star du cinéma dépasse de loin, notamment d'un point de vue financier, celui d'une danseuse, qui n'occupe jamais autant le devant de la scène.

Carina Ari 1925 "Iberia"Carina en voulut longtemps à de Maré de lui avoir fait manquer cette chance. Plus tard, lorsqu'elle-même fut devenue une dame riche — beaucoup plus riche que Maré —, sa colère contre lui s'apaisa. Mais lorsqu'elle eut l'occasion de lui donner le coup de pied de l'âne, elle ne s'en priva pas. Cela dit, sa mémoire d'éléphant ne la laissa jamais non plus oublier un ami !

Carina quitta le Ballet Suédois dès que possible, et, en attendant, se fit porter malade. Elle avait effectivement des problèmes de rhumatisme, mais les crises survenaient le plus souvent aux moments où cela l'arrangeait. D'une manière générale, Carina eut toute sa vie une santé de fer et une infatigable vitalité.

Inghelbrecht


Lors de son conflit avec Rolf de Maré, Carina Ari fut soutenue par le chef d'orchestre du Ballet Suédois, Désiré-Émile Inghelbrecht. Celui-ci était un des élèves favoris de Debussy ; il deviendrait plus tard en France l'un des plus grands chefs de ce siècle.

Inghelbrecht était marié à la fille de Steinlen (qui avait créé le décor d'Iberia pour le Ballet Suédois). Mais son couple était déjà vacillant, et Carina devint bientôt Madame Ingelbrecht.

27.6.1925 - Matinée à 15 heures...À l'automne 1924, Inghelbrecht devint directeur musical à l'Opéra Comique, la deuxième salle nationale à Paris, qui s'était spécialisée dans les opéra dramatiques de taille moyenne, par exemple Carmen. Carina Ari travailla pendant plusieurs années à un programme complet dont elle serait l'unique interprète.

La chose était courante dans le genre nouveau de la « danse moderne » (également appelée danse libre, c'est-à-dire libérée des règles du classique). Mais avant Carina Ari, aucune danseuse classique ne s'y était encore hasardée. Comme pour toutes les « indépendantes », l'agenda de travail de Carina n'était pas surchargé. Elle n'obtint d'engagements fermes que pour de brèves périodes de sa carrière.

La création de Jean Börlin était très en avance sur son époque. Même dans une perspective historique, elle ne fut pas totalement comprise avant l'ère de Pina Bausch et Alvin Nikolai. Bien que Carina ait interprété la nouvelle création de Jean Börlin, elle se sentait toujours, au fond, une ballerine classique.

Elle fut à tout point de vue une disciple zélée de Fokine. Cela valait aussi pour les aspects pratiques de ses réformes : créer des programmes suffisamment distrayants pour satisfaire le rythme haletant du XXe siècle. Les œuvres de longue durée du siècle passé, comme La Bayadère, Le corsaire, et même La belle au bois dormant étaient des nouvelles qui tentaient de raconter une action complexe avec une méticulosité toute littéraire. Rares étaient celles dont l'expressivité poétique ou psychologique était suffisante pour que les spectateurs soient véritablement saisis par l'action (par exemple Le lac des cygnes, Giselle).

L'idée de Fokine était d'une simplicité géniale : un ballet ne doit pas être plus long que nécessaire ! Un acte suffit le plus souvent à exprimer ce que l'on doit dire. Une succession de ballets courts permet un plus grand divertissement. En règle générale, le programme des Ballets Russes était composé de pièces courtes, et le répertoire de Börlin pour le Ballet Suédois respectait lui aussi ce principe. Les décors très expressifs, dessinés spécialement pour chacune des œuvres, jouaient un rôle considérable dans le succès de ces travaux de pionnier. Le public n'avait pas le temps de se lasser d'un scénario : le suivant arrivait déjà.

Carina prit cette affaire à cœur. Contrairement aux scènes peu décorées de la danse libre, drapées de rideaux noir à la manière d'Isadora Duncan, Carina fit réaliser pour chacune de ses danses solos un décor spécifique et coûteux. Elle était liée d'amitié avec un grand nombre de peintres remarquables ; Grünewald, Moureau ou Dethomas lui offrirent des toiles de fond. Parmi les amis d'Inghelbrecht, on trouvait des compositeurs comme Honegger, Reynaldo Hahn et Florent Schmitt. Ce sont eux, et Inghelbrecht lui-même, qui composaient la musique. Carina dansait accompagnée par un orchestre de quarante musiciens dirigé par Inghelbrecht, et non en compagnie d'un pianiste solitaire, dont devaient généralement se contenter ses confrères et consœurs. En 1925, Carina créa ses huit « scènes dansées » à l'Opéra Comique.

On put y voir d'abord Rêve, une idéalisation poétique sur le désir de ne faire qu'une avec l'arbre, dans la nature. Suivait Sous-marine, une scène qui se déroulait sous l'eau, avec des algues luttant pour survivre. Puis Le retour interrompu, une scène jouée devant l'auberge d'un village espagnol. Une jeune fille qui passe s'arrête au moment où elle entend de la musique par la fenêtre, et se met à danser pour elle toute seule avant de disparaître dans la pénombre de la nuit. Degas était le titre d'une description humoristique : on y voit une danseuse classique répéter, flirter avec un admirateur, exécuter une danse ampoulée : une satire sur les manières d'une ballerine. La scénographie de La danse pour les oiseaux était de Carina elle-même. Dans ce ballet, elle utilisait sérieusement le style classique et incarnait des oiseaux et leurs mouvements. Musique sur l'eau décrivait aussi bien les mouvements des vagues que le jeu d'une ondine avec ses sœurs ailées, les cygnes. La danse d'Abisag est fondée sur un récit biblique. Une jeune fille descend d'un mur byzantin en mosaïque et danse pour le vieux roi David. ; avec ses mouvements cubistes, anguleux, sobres et primitifs, cette pièce était peut-être l'étude de style la plus autonome de tout le programme. En guise de conclusion légère, elle donnait enfin Kajsa et Britta, une bagatelle sur le thème de « l'habit fait le moine ». Une pauvre jeune fille peut emprunter le costume d'une riche, et se voit soudain courtisée par tous les messieurs.

C'était un programme très complexe. Carina ne se facilita pas non plus la tâche dans sa mise en œuvre. Elle voulait éviter de faire jouer de la musique entre les numéros. Chaque changement de scène devait donc se dérouler à la vitesse de l'éclair ; elle ne se donnait pas plus de deux minutes par changement de costume. En revanche, le moindre détail était très précisément calculé, et l'on vérifiait constamment la solidité des costumes. Le passage sans transition d'un univers de sentiment à un autre exigeait cependant encore plus de concentration que cette vitesse mécanique. Cette performance valut à Carina l'engouement du public. Elle joua ses Scènes dansées pendant de nombreuses années encore, fut invitée à Paris et en Europe. Elle était accompagnée par Inghelbrecht qui dirigait dans chaque nouvelle ville, un orchestre local.

L'ode à la rose

En 1927, Carina Ari reçut la digne mission de créer une chorégraphie pour une compagnie spécialement compagnie spécialement créée à cette occasion, qui devait se produire lors d'une cérémonie officielle au palais présidentiel, à Paris. Elle choisit le titre d'Ode à la Rose, d'après un poème de Ronsard. C'était un hommage poétique à la fleur de tous les poèmes d'amour lyriques. Carina choisit une représentation subtile, presque abstraite, des sentiments.

Après la Rose, célébrée de toute part, on confia à Carina Ari le soin de créer une chorégraphie au grand opéra de Paris, le Palais Garnier. Depuis le début du siècle, le ballet d'opéra français plongeait dans le marasme artistique. Il n'avait pas su établir la jonction avec les Russes et les Suédois, il s'était replié sur lui-même et avait perdu le contact avec son époque. Il avait perdu l'estime non seulement du public, mais aussi de sa propre direction. On ne faisait donc appel au Ballet de l'Opéra que pour allonger des soirées d'opéra un peu trop courtes. Il fallut attendre 1930, date à laquelle Serge Lifar reprit la direction du Ballet de l'Opéra à Paris, pour que le ballet redémarre et connaisse une grandeur durable et nouvelle.

Carina en donna un avant-goût en 1928 avec son ballet Clair de lune. Elle avait choisi le bon moment — les danseurs maîtrisaient encore parfaitement la technique classique. Il fallait maintenant leur insuffler une nouvelle vie, avec la chorégraphie adaptée. Carina interpréta le Clair de lune comme un pur « poème chorégraphique » et conçut aussi personnellement le décor. On possède encore beaucoup de croquis sur ce travail. Elle prépara les structures du ballet et consigna les évolutions des danseurs avec un grand souci du détail ; elle indiquait même les successions de mouvements.

Carina som 'Blå bergens dotter' i "Månstrålen", 1934Inghelbrecht déploya une grande sensibilité pour faire son choix parmi des compositions de Gabriel Fauré, et les arrangea lui-même. Le ballet avait dans une certaine mesure un « contenu », mais celui-ci était présenté de manière très abstraite : il s'agissait plus de visions, d'allusions et d'idée que d'un récit concret : une sorte de douce rivalité oppose le clair de lune et la fille de la Montagne Bleue, pour l'amour d'un jeune homme. Clair de Lune parvient à conquérir le jeune homme, mais elle change d'avis et l'abandonne à la fille de la montagne, qui a sur lui des prétentions mieux justifiées. Vents et bancs de brume glissent en nuances claires et sombres sur la scène, en un changement de lumière subtile (créé par le directeur de l'Opéra, Rouché en personne). Clair de Lune est apparenté aux Sylphides de Fokine, mais a plus de sensualité.

Dans l'histoire du ballet français, le nombre de chorégraphes féminins est remarquablement peu élevé. Parmi elles, deux sont nées à Stockholm : Marie Taglioni, avec son unique ballet intitulé Le Papillon (1860), et Carina Ari avec Clair de lune en 1928.

Clair de lune fut un succès éclatant dans la carrière impressionnante de Carina. L'œuvre fut reprise en 1934, puis donnée au grand opéra proprement dit. Carina créait le rôle principal pour Olga Spessivstseva (l'une des plus grandes danseuses de tous les temps), mais lorsque celle-ci eut un accident, peu avant la première, on ne trouva personne pour danser cette chorégraphie — hormis Carina elle-même, ce qu'elle fit effectivement.

Maître à Alger


Au début des années 1930, l'Opéra d'Alger avait besoin d'une rénovation complète — notamment d'un point de vue artistique. Comme Carina jouissait d'un grand prestige dans dans le domaine de la danse, on l'engagea comme maître de ballet, et Inghelbrecht reprit tout naturellement la direction musicale de l'Opéra.

À Alger, l'opéra vivait grâce à un public conservateur, rétrograde et fortuné, issu des classes supérieures françaises. Inghelbrecht, adversaire déclaré de toute forme de racisme, se disputa immédiatement avec la plupart de ceux qui l'entouraient, et revint à Paris, furieux et indigné. Carina avait déjà consacré beaucoup d'efforts à la restructuration de la compagnie de ballets, et avait déjà pu recruter quelques danseurs du Ballet royal danois de Copenhague. Pour la seule première saison, Carina créa six œuvres de ballet spécifiques, en plus de nouvelles chorégraphies de tous les ballets du répertoire de l'Opéra.

Au bout d'un an de surmenage, malade et fatiguée, elle rejoignit Inghelbrecht à Paris. Tous deux se virent proposer en 1932 un engagement ferme à l'Opéra Comique, lui comme directeur de la musique, Carina Ari comme « étoile », (une danseuse située au même niveau que la primaballerina du grand opéra), mais aussi comme maître de ballet. La révision de tous les passages dansés des opéras lui donna beaucoup à faire — dans la pratique, il fallait reconstituer toute la chorégraphie. La presse célébra son travail, parla de « chefs-d'œuvre du bon goût et de compréhension ». Mais certains continuèrent à affirmer que le ballet était superflu à l'Opéra Comique. Carina obtint tout de même que l'on crée un ballet sur les valses de Brahms. Dans son style classique presque abstrait, Balanchine mettrait en scène un ballet très voisin trente années plus tard.

Tout change dans le monde du ballet


Au début des années 1930, on n'avait toujours pas rompu avec l'ancien système, consistant à faire représenter les rôles d'hommes par des danseuses un peu plus âgées et plus solides en costume masculin. Carina Ari exécrait cette pratique.

Elle fit savoir qu'elle cherchait des personnes partageant cette opinion, et notamment un partenaire pour elle-même. Balanchine se dit intéressé, mais il se fit éconduire. Il n'avait jamais été particulièrement bon danseur, mais allait devenir le plus grand chorégraphe de son époque. Au lieu de Balanchine, Carina choisit Boris Kniaseff comme partenaire de danse — c'était tout simplement un danseur de meilleur niveau. Bien plus tard, il devint un professeur célèbre.

Cela nous rappelle un aspect presque oublié de la création de Carina. Elle était un professeur très doué. Comme nous l'avons déjà mentionné, elle put suivre des cours particuliers auprès du maître Fokine après avoir appris sur le tas l'ancien style français à l'école d'opéra de Stockholm. Et elle avait le don de transmettre ce qu'elle avait appris. Le « lieutenant » de Carina à l'Opéra Comique était Mauricette Cébron, une danseuse expérimentée. Elle suivait la méthode de Carina et se chargeait de l'enseignement quotidien lorsque Carina était empêchée. Mauricette Cébron quitta l'Opéra Comique en 1934 pour aller à l'Opéra de Paris. Elle y travailla comme professeur de danse pendant un quart de siècle. Toutes les étoiles françaises allèrent chez elle et passèrent par son « école ». Celle-ci se fonde sur un système qu'avait créé Carina Ari, laquelle avait connu l'école russe de Fokine, pour sa part influencée par les styles français et, plus tard, italien. Ainsi va la vie dans le monde du ballet. Carina fut un maillon non négligeable dans cette chaîne créatrice.

Inghelbrecht et Carina Ari ne restèrent pas longtemps à l'Opéra Comique. La nouvelle mise en scène de Clair de lune par Carina fut donnée au grand Opéra de Paris, puis à l'Opéra de Stockholm (1935). L'année suivante, elle créa à Stockholm le ballet Ève, une cavalcade d'Ève à travers l'histoire, et offrit des rôles gratifiants aux solistes du Ballet de l'Opéra.

Teddy Rhodin, Premier Danseur au Ballet de l'Opéra, nota dans ses mémoires : « Je n'ai jamais vu une créature aussi belle qu'elle ».

Un an plus tard, peu avant la nuit de la Saint-Sylvestre 1937-1938, Carina Ari donna l'Ode à la rose à l'Opéra de Stockholm, dans une version considérablement augmentée. Ces trois œuvres suffisaient à remplir une « soirée Carina Ari » intégrale.

Il fallut ensuite attendre un quart de siècle avant qu'elle ne redonne une chorégraphie dans sa ville natale. Ce serait le ballet de Jean Börlin De Favitska Jungfruarna (Les vierges folles), reconstitué à partir de ce dont elle pouvait encore se souvenir. Dans l'intervalle, elle avait totalement oublié ses propres chorégraphies — ce qui n'a rien d'inhabituel dans cette profession surtout à l'époque.

Carina Ari, Serge Lifar, Paul Goubé
Carina Ari, Serge Lifar, Paul Goubé

Le Cantique des Cantiques


Dans le Paris des années trente, une mission prestigieuese l'attendait encore. Serge Lifar envisageait de créer un ballet qui traiterait les motifs du Cantique des Cantiques bibliques. Lifar avait besoin d'une partenaire pour le rôle principal, qu'il danserait en personne.

L'œuvre était l'une des expériences modernistes menées par Lifar — un style déjà révolu à l'époque. Le modernisme avait atteint son apogée à Paris dans les années 1920, avec les Ballets Russes, les Ballets Suédois et tous les « …ismes » qui s'épanouissaient avec insouciance à cette époque. La guerre, que beaucoup commençaient à pressentir et à redouter, émit dès 1938 ses premiers signes avant-coureur, sous forme d'une atmosphère glacée et « fébrile ». On rencontrait de moins en moins d'artistes et de modèles au café du Dôme, un lieu jadis haut en couleurs. Le seul domaine où l'on ne remarqua rien fut celui du ballet — et ce jusqu'au tout dernier moment. La musique du Cantique des cantiques fut composée par Arthur Honegger, qui utilisa essentiellement la batterie. Pour interpréter la belle Sulamite, il fallait une danseuse douée, de formation classique, mais capable de s'élever au-dessus de son genre d'origine et de se déplacer avec une grande « liberté » des sens. Lifar ne trouva personne qui réunisse mieux ces qualités que Carina Ari. Il ne conçut que les grandes lignes de sa chorégraphie. Son intention était d'improviser, et de créer ainsi sur la scène ouverte une certaine tension, un moment créateur. Carina n'avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait. Par la suite, lors du grand pas de deux, Lifar se mit tout d'un coup à exécuter des pas et des mouvements totalement différents de ceux qu'ils avaient répétés ensemble. Que faire? « On ne peut tout de même pas s'arrêter et laisser le public regarder ! » Intrépide, elle improvisa sa propre chorégraphie en fonction de ce que faisait son partenaire. La querelle qui suivit porta essentiellement sur la question de savoir qui était capable d'être le plus expressif..

Du point de vue rythmique et musical, Carina était imbattable. Le public eut une réaction euphorique, et les critiques chantèrent les louanges de la danseuse — un peu plus que ceux du danseur. Au bout du compte, Lifar emporta la victoire. Le Cantique des cantiques entra dans l'histoire de la danse comme l'une de ses plus grandes œuvres. Mais après huit représentations, Lifar en eut assez et mit un terme au ballet. En 1939, Carina donna encore une fois ses Scènes dansées à l'Opéra Comique. Ce fut son chant du cygne.

Un mari à poigne


Les adieux à la scène sont la période la plus difficile dans la vie d'une danseuse. Ils sont bien plus difficiles que pour tout autre artiste. Carina était encore si jeune, elle venait juste d'avoir quarante ans : une femme dans la fleur de l'âge. Mais il est parfaitement normal et inéluctable que les muscles se rebellent contre la volonté de l'âme, qui désire danser encore.

Comme tous les véritables artistes de la danse, Carina était un être extraverti, qui aimait se montrer. Ses longues années d'expérience, son savoir-faire acquis depuis sa première jeunesse, étaient devenus des éléments à part entière de son caractère. Elle savait aussi attirer sur elle mille paire d'yeux à la fois, exercer un pouvoir sur les sentiments des spectateurs, fasciner et séduire femmes et hommes, jeunes et vieux.

A l'apogée de son travail, tout cela s'arrêta subitement : comme un avant-goût de la mort, à l'instant où la moitié de la vie nous attend encore. La simple idée de la mort plongeait Carina dans une terreur panique.

La fin d'une carrière de danseuse est toujours une période de profonde vulnérabilité. On a surtout besoin alors de l'affection et de l'attention d'un partenaire amoureux. Or dans ce domaine, justement, les choses se présentaient mal depuis un certain temps déjà. Inghelbrecht, qui n'avait guère témoigné d'émotion particulière pour aucune de ses femmes, éprouva pour la première fois, à près de 60 ans, de brûlants sentiments amoureux — et c'est justement la meilleure amie de Carina qui les déclencha. Carina elle-même avait toujours été facilement inflammable, et ses « aventures », parfois brèves, parfois longues, n'avaient jamais dérangé Inghelbrecht. Parfois, il prenait un ton indulgent et appelait Carina « ma fille » — ce qui, pour ce qui concernait le nombre des années, aurait été parfaitement plausible.

Pour la première fois, Carina fit l'expérience de la solitude. Elle fuit la société mondaine de Paris et se rendit à Aix-les-Bains, une petite ville thermale assoupie destinée aux riches. Elle se convainquit elle-même qu'elle souffrait de crampes musculaires (ce qui était plus psychosomatique que réel : Carina avait une santé de fer). Comme toujours, elle manquait d'argent. Elle n'avait jamais eu à payer de factures : elle avait toujours eu à ses côtés des amis riches et généreux.

Ce fut aussi le cas cette fois-ci. Une amie l'avait invitée à dîner dans l'un des meilleurs hôtels thermaux d'Aix. Carina était drapée d'une longue robe blanche, ornée d'un petit boléro rouge (porté avec le naturel propre à Carina, qui attirait sur elle l'attention de tous). Son entrée dans le restaurant fut époustouflante. Les serveurs en laissèrent presque tomber leur plateau. Mais le coup fut encore plus rude pour un gentleman discret, à une table voisine, qui fut comme touché par la foudre. Il ne fallut pas longtemps avant que Carina ne soit son hôte à dîner. Il n'était pas très loquace de sa personne. Hollandais, très intelligent, habitué à donner des ordres, mais bouleversé par le fait que sa femme, lassée de lui, venait de demander le divorce.

M. Moltzer n'avait pas grande allure, il était petit comme Inghelbrecht, mais bien bâti et musclé, et son visage puissant était remarquable. Il se montra très silencieux et un peu mystérieux. La magnifique Carina avait pris quelques rondeurs depuis qu'elle avait cessé de danser. Sa sincérité, son humeur et sa sensualité étaient fascinantes, et elle dispensait en outre généreusement ce qu'elle avait : son corps et son esprit.

C'est ainsi qu'ils se rencontrèrent. La catastrophe de la Seconde Guerre mondiale faisait rage autour d'eux. Il demanda sans détour à Carina si elle accepterait de la suivre en Amérique du Sud. Un mariage était provisoirement hors de question : celle qui était encore l'épouse de Moltzer avait eu vent du nouveau bonheur de son époux honni, et faisait un peu traîner le divorce en longueur. En 1942, après de coûteuses négociations, le divorce fut enfin prononcé, et plus rien ne s'opposa au troisième mariage de Jan Moltzer, et au deuxième de Carina Ari.

Entre-temps, Carina en avait appris un peu plus sur le nouvel homme de sa vie. Il était le fils adoptif d'un industriel néerlandais qui n'avait pas eu d'enfant. Il avait hérité du groupe Bols, un empire des spiritueux, riche d'une longue tradition. Moltzer avait prévu la guerre qu'allait déclencher l'Allemagne. Il n'était peut-être pas certain d'être « aryen » selon les critères nazis ; en tout état de cause, il prit ses meilleurs contremaîtres avec lui, partit pour Buenos Aires et, alors que l'industrie européenne était paralysée, fournit de là-bas, pendant toutes les années de guerre, le monde libre en véritables et célèbres liqueurs et alcools Bols. Ses deux fils perdirent la vie pendant l'occupation allemande en Hollande, et l'une des ses deux filles eut un accident mortel. L'autre conserva toujours un bon contact avec sa belle-mère, Carina. Moltzer et Carina n'eurent pas d'enfants, mais ils formèrent un ménage harmonieux, qui leur valut à tous deux une décennie de bonheur.

Carina était contente d'avoir un dompteur pour mari : elle aimait les hommes forts, les « vrais ». Moltzer n'était pas particulièrement divertissant, mais d'une grande bonté. Carina fut entourée d'un amour généreux, et abondamment pourvue de bijoux et de fourrures. Il ne pouvait pas supporter l'hésitation. Lorsque les Moltzer se trouvaient dans une boutique et que Carina, comme toutes les femmes, passait tous les rayons en revue, Jan perdait rapidement patience : « Tu prends ce que tu viens d'essayer ? Sans ça, nous y allons, et c'est terminé ! » Carina apprit vite à dire toujours oui, par sécurité. Quelques jours plus tard, elle pourrait de toute façon s'acheter une nouvelle fourrure si celle qu'elle venait de choisir ne lui plaisait pas.

Carina était une maîtresse de maison rayonnante dans la propriété seigneuriale de Moltzer, près de Buenos Aires. Elle était primadonna de la tête aux pieds ; mais elle était aussi d'une nature modeste et sensible, et avait surtout le cœur ouvert aux soucis des autres.

Jan Moltzer mourut en 1951, à l'âge de 68 ans seulement, d'un infarctus du myocarde. Sa veuve hérita d'une grande partie de sa fortune, notamment des actions de l'empire Bols. Le décès de Jan plongea Carina dans une grande tristesse et une profonde douleur. Elle avait 54 ans ; elle n'eut plus d'autre liaison jusqu'à la fin de sa vie.

La danse était déjà un chapitre clos. Comme beaucoup d'autres ballerines, Carina eut envie de s'essayer aux arts plastiques pour satisfaire ses besoins artistiques. Elle fit des études, entre autres, à New York, et connut ses plus grands succès avec des bustes en forme de portraits, dont les modèles étaient souvent des amis. Son œuvre la plus connue est le buste du secrétaire général suédois de l'ONU, Dag Hammarskjöld, exposé devant le bâtiment de l'ONU à New York, et dans le château d'Uppsala, où celui-ci avait habité dans sa jeunesse.

Après la mort de son époux, Carina demeura à Buenos Aires, où elle s'était fait beaucoup d'amis et était devenue le centre d'une vie mondaine très active. Tous les deux ans, elle entreprenait un voyage en Europe. À Paris, elle continua à occuper son charmant petit appartement-atelier. Parfois, elle passait tout un été à visiter la Suède.

La fondatrice


À Stockholm, sa ville natale, Carina Ari était parfaitement inconnue, exception faite de quelques amis personnels d'avant-guerre. Vingt années s'étaient écoulées depuis sa dernière prestation dansée en public, dont une guerre mondiale qui provoqua une profonde transformation dans le destin de tant de personnes. On oubliait vite les danseurs, peut-être à cause de la brièveté de leur activité.

Pour éveiller l'intérêt des mass-médias pour Carina Ari, il fallut une véritable campagne de relations publiques. Mais une fois que la presse eut redécouvert Carina, les articles la concernant furent plus nombreux qu'auparavant. Carina Ari mena une existence de « personnalité », courtisée de tous ; elle le fit avec une très grande satisfaction (et un scepticisme porté par son humour spécifique). Elle n'eut aucun mal à devenir populaire auprès des medias — et son charme se gravait dans la mémoire de tous ceux qui la rencontraient. Les journalistes ne faisaient pas exception à la règle.

Carina avait l'habitude de dire que l'argent qu'on lui avait donné dans sa jeunesse pour lui permettre d'étudier auprès de Fokine avait été la chance de sa vie. Elle voulait à présent transmettre ce bienfait à ses collègues. Carina ne sous-estimait nullement la compétence des professeurs de danse suédois, mais cette discipline est internationale : travailler dans d'autres métropoles, étudier dans des écoles de danse à l'étranger, voilà qui stimule et renouvelle les idées.

Elle créa une fondation destinée à distribuer des bourses. Les amis de la danse établirent une médaille du mérite au nom de Carina, destinée à des personnalités qui « font honneur à la danse suédoise ». La médaille Carina-Ari a été décernée depuis 1961.

En Suède, il existait déjà un musée de la danse unique en son genre, que l'on avait créé en mémoire de Rolf de Maré. Carina me demanda si l'on pouvait aussi faire quelque chose du même genre en son nom : une institution qui pourrait servir définitivement l'art de la danse.

Qu'est-ce qui aurait pu être plus important qu'une grande bibliothèque accueillant la littérature internationale sur la danse ? C'est ainsi que l'on installa la Bibliothèque Carina Ari, qui constitue aujourd'hui la plus grande bibliothèque de recherches sur la danse de toute l'Europe du Nord. Elle est dotée de capitaux suffisants pour l'entretien des collections et les nouvelles acquisitions.

Carina n'avait pas un seul véritable parent. Du côté maternel, elle n'avait plus personne de vivant ; quant à l'identité de son père, elle n'avait jamais été clairement établie. Lors de l'une de ses dernières visites en Suède, on demanda à Carina de visiter un hôpital dans l'arrière pays. Elle y rencontra un vieil homme sur son lit de mort. Elle garda pour elle ce qu'elle apprit ce jour-là, mais ses proches amis crurent pouvoir supposer qu'il s'agissait de son père, l'homme qui avait un temps vécu au foyer de sa mère alors que Carina était petite.

Carina avait très peur de la mort. Mais elle comprenait bien qu'elle devait prendre des dispositions pour l'avenir de sa fortune après son propre décès. Il fallait faire un testament où elle exprimerait sa volonté avec des formules qui en garantirait définitivement la validité juridique. L'un de ses meilleurs amis était Herman Kling, le ministre de la Justice de l'époque. Sous sa supervision, le juriste le plus habile qu'il connût se mit à l'œuvre. On créa ainsi une nouvelle Fondation (qui vint rejoindre la Fondation de la Médaille), qui fut désignée légataire universelle. Le Fond à la mémoire de Carina-Ari se concentra sur trois domaines : attribution de bourses à de jeunes danseurs pour les études à l'étranger, aides aux danseurs âgés, notamment en cas de maladie, et pour finir promotion de la recherche sur la danse. La tache de distribuer la médaille Carina Ari a été confiée a la Fondation en 2016 et est devenue la 4éme mission de la Fondation.

En 1970, Carina eut un accident et se fractura le col du fémur. Pour les médecins, c'était un incident banal ; mais la résistance de Carina était entamée par un léger diabète dû à l'âge. On l'opéra, mais sa blessure refusa de guérir. Après un long combat, son puissant cœur de danseuse cessa de battre le soir de Noël 1970. Elle repose en Hollande, au côté de son mari.

Bengt Häger

Bengt Häger, Carina Ari, 1966
Bengt Häger avec Carina Ari